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Voix

© Christophe-Raynaud-de-Lage

Texte et mise en scène de Gérard Watkins, Perdita Ensemble – Théâtre de la Tempête / Cartoucherie de Vincennes,

C’est une quête entreprise par Gérard Watkins depuis plusieurs années, ces voix, mystérieuses et intimes, qui habitent certains et parlent dans leur tête. En 2019, à partir d’études qu’il avait menées sur l’hystérie, il présentait Ysteria, En 2021, il mettait en scène Hamlet qu’il avait traduit et qu’Anne Alvaro interprétait dans le rôle-titre et en 2022 montait Scènes de violences conjugales. Gérard Watkins, auteur, metteur en scène et comédien, écrit toujours ses textes. Voix est né d’improvisations de ses acteurs et actrices au plateau et de leur imagination développée dans un travail commun. Il brosse ici des portraits humains de jeunes de moins de trente ans souffrant de schizophrénie, on entre avec lui dans une forme de théâtre documentaire et l’expression de traumas.

© Alexandre Pupkins

Le spectacle est construit en deux parties. Dans la première, un groupe de parole composé de personnages fictifs se réunit dans une salle vide (Lucie Epicureo, Malo Martin, Marie Razafindrakoto). Chacun évoque la manière dont les voix arrivent dans sa vie. Des récits s’entrecroisent et ils racontent la prise de conscience de cet envahissement. Il y a la lecture de la biographie de Marion par Clément et son répertoire des voix entendues depuis l’âge de dix-neuf ans. Elle se souvient de la première fois, au cours d’une soirée avec ses amis de l’école d’architecture, une voix qui venait de derrière et ne l’avait pas inquiétée outre mesure. Puis elle s’est faite entendre à la maison jusqu’à devenir insistante et à l’envahir chaque jour, pendant de longues heures. Marion débute une psychanalyse, est internée au CHU où elle reçoit un traitement. Elle explique son combat avec la voix, qu’elle essaie de ne pas écouter, de ne pas entendre, mais qui l’enserre comme un étau. « On se sent devenir border line, voire, à moitié schizo » dit-elle. A certains moments, perchée comme un oiseau, la voix se fait critique et moralisatrice, elle arrive comme un souffle chaud :  « tu pourrais… tu devrais… »

Claire, infirmière, venue avec un garçon dont elle n’est pas amoureuse spécifie-t-elle raconte sa semaine. Virée de son boulot, elle pose la question de la chambre et échange avec la voix enregistrée : et toi, tu en penses quoi ? Dans un milieu hospitalier fermé certaines rumeurs courent… « Frau serait plus douce… » Éloïse, vingt-trois ans, est agressive et évoque la violence. « Tu te casses… » elle parle de prise de médicaments à outrance. Amandine est toujours négative et n’hésite pas à mentir, dénonce l’état du monde. Elle s’est jetée dans la Moselle. Il y a Jérôme, qui tente d’être positif et de rassurer et Clément, qui marque ses limites pour ne pas faire de mal aux autres. De famille aisée, il s’insurge contre les privilèges. Pour lui, la voix hurle de l’autre côté du mur et il cherche ses parades : faire du yoga par internet, faire des pompes. Sa voix le conduit jusqu’à Schopenhauer qui lui transmet l’envie de lire. « Donne-lui un rendez-vous » lui conseille-t-on. « Plus tard » répond-il à voix haute.

© Christophe-Raynaud-de-Lage

La seconde partie s’articule autour du récit de Véronique âgée de soixante ans (Valérie Dréville), arrivée sur scène et semblant être perdue. Le médecin l’invite à rejoindre les autres. « Venez, vous asseoir dans le cercle ». Silencieuse au début et témoin de ce qui s’est dit précédemment elle prend la parole : « Je suis touchée de ce que je viens d’entendre. Demander à quelqu’un ce qui lui est arrivé, les choses simples et les moins simples. » Et elle se met à raconter son histoire jusqu’à occuper tout l’espace de paroles. Elle parle d’un village, de frontaliers, d’une porcherie, de militaires. « J’ai de l’espace au milieu de nulle part. Depuis que je suis petite j’entends des voix, comme « Je suis Dieu. »  À quatre ans une voix lui répète « ton père va mourir » et elle décrit sa peur que la voix ne l’emporte. Véronique poursuit son récit sur la saga familiale : ses parents ont divorcé, elle a eu un beau-père qui plus tard quitte la maison emportant tout avec lui, sauf le papier peint. Elle entend la voix de Dieu dans la nouvelle maison. « Le monde a changé… Il y a eu un monde, avant » entend-elle. Puis un jour, la voix s’en va et elle exprime la peur de l’abandon qui s’est installée. Elle parle de la maison dans les bois quand elle a neuf ans et du garçon des bois, de la chute de sa mère dans l’escalier, à l’automne, de la mélodie de la feuille qui tombe. Elle évoque la voix qui revient, après un an : « Dieu est revenu, en colère, en rage » dit-elle. Elle évoque l’histoire du morse racontée à sa mère, à l’hôpital puis le morse qui hurle quand avec ses deux sœurs elles font semblant de jouer La Jeune fille et la mort au milieu des bois. Véronique jouait de l’alto.

© Christophe-Raynaud-de-Lage

Pour poursuivre son récit, elle demande aux autres de rester seule sur le plateau. Un à un ils sortent, et un dialogue s’engage entre Véronique et la voix/le psy. Il lui demande : « Vous leur parlez aux voix ? » Elle répond : « Je ne leur parle pas, elles n’existent pas, ces voix ». Et l’étau se resserre autour de la figure du père qui se superpose à celle du morse et s’impose comme l’image du mal. La tension monte, les questions s’entrecroisent, le discours se délite. Violence, bruitage, piano. On entend des voix sur la bande-son, on entend le père. Le psy descend de la salle sur le plateau et s’adresse à elle en direct (Gérard Watkins). Une lutte s’engage entre les deux, d’une grande montée dramatique, une lutte avec elle-même. Les voix envahissent Véronique, comme d’immenses vagues. Le médecin essaie de la guider mais elle n’entend plus, elle est hors d’elle, au paroxysme du supportable. Puis suit l’accalmie.

Dans la scène finale le rideau de fer se lève sur une scénographie qui n’évoque rien de précis qu’un territoire vague ou délaissé. Dans ce lieu indéterminé, sorte de matrice, se rejouent la scène primitive et les visions : le morse/le père/la petite fille, visages masqués, un pianiste en contrebas, une longue scène qui met enfin face à face le morse et la petite fille. On comprend que se rejoue la scène primitive d’un viol et le côté libérateur de son expression.

Certaines personnalités et leurs voix entendues sont célèbres, Jeanne d’Arc en tête, mais aussi Socrate, Gandhi ou le Christ. On est ici dans la vie ordinaire, Gérard Watkins et les acteurs-actrices tissent des liens entre le visible et l’invisible qu’ils mettent en mots et en images. C’est troublant et très réussi.

Brigitte Rémer, le 21 juin 2023

Avec Valérie Dréville, Lucie Epicureo, Malo Martin, Marie Razafindrakoto, Gérard Watkins – musique Camille Prenant. Collaboration artistique Lola Roy – lumières Anne Vaglio assistée de Julie Bardin – scénographie François Gauthier-Lafaye, assisté de Clément Vriet – son François Vatin – costumes Ann Williams – travail vocal Jeanne-Sarah Deledicq – régie générale Nicolas Guellier, François Gauthier-Lafaye – régie plateau Clément Vriet – régie son François Vatin – régie Laurent Cupif, Wilhelm Garcia-Messant. Le texte est édité chez Esse que Editions.

Le spectacle a été présenté du 5 mai au 21 mai 2023, du mardi au samedi à 20h, le dimanche à 16h, Théâtre de la Tempête / Cartoucherie de Vincennes, Route du Champ de Manœuvre. 75012. Paris – tél. : 01 43 28 36 36 – site : www.la-tempete.fr – En tournée : Du 5 au 8 décembre 2023, Comédie de St-Etienne – CDN.